À l’ombre de Winnicott : passage supprimé n°3

Ce court chapitre aurait dû figurer page 257, entre l’épisode du sucrier à moitié vide lors de la réunion du cercle littéraire et celui du « lit possédé » de Lucille.

De son côté, Madame jouait dans le salon de musique une fugue de Brahms – la « Fugue en la mineur » de la Sonate pour piano n°3 en fa mineur, Opus 5. Alors qu’elle respectait le tempo allegro du début depuis un peu plus de cinq minutes, le balancier du métronome, sans qu’elle l’activât, se mit soudain à osciller. Bien que désarçonnée, elle poursuivit son interprétation comme si tout cela était parfaitement naturel.

Puis, tout à coup, semblant animé par une volonté propre, l’appareil lui commanda d’accélérer, là où, au contraire, la partition requérait qu’elle ralentît et jouât andante. Lucille, irritée, choisit de relever le défi. Pendant quelques minutes, elle exécuta la suite vivace.
Mais il était hors de question pour la pianiste que l’autre lui dictât son jeu ! Aussi passa-t-elle, de son propre chef, au tempo presto.
L’appareil la rattrapa bientôt. Et accéléra.
Cette fois encore, elle refusa de céder. Ses doigts s’acharnaient à livrer bataille. Sur le clavier, ils dansaient à présent prestissimo. Le regard vibrant, les sourcils froncés, Lucille puisait dans ses réserves. Elle sentit perler à son front une goutte de sueur, qu’elle fut tentée d’essuyer. Mais pour cela, il eût fallu qu’elle s’arrêtât. Or elle s’y refusait. La goutte coula donc jusqu’à son sourcil gauche. Où elle se noya. D’autres gouttes suivirent bientôt. À gauche et à droite. Elles débouchèrent aux coins de ses yeux. Empruntèrent l’arc de ses pommettes. Coulèrent le long de ses joues. À présent, son corps tout entier se balançait frénétiquement. Les gouttes de sueur volaient. Puis ce furent des larmes. Qui témoignaient de toute l’énergie déployée. Toute la fougue.
Toute la colère. Toute la rage. Jusqu’à. La. Dernière. Note.
Elle finit le morceau en nage, épuisée, le souffle court et les cheveux en bataille, mais la tête haute. Le balancier s’étant arrêté en même temps que le piano, elle savoura un instant le silence.
Elle sortit d’une manche un mouchoir avec lequel elle essuya enfin ses yeux, ses joues et son front. Puis, d’un geste brusque, elle envoya valser le métronome, qui se fracassa au sol.
Elle se leva, très digne, abaissa délicatement le cylindre et quitta le salon d’un pas moderato.

*

Le reste de la journée s’écoula sans heurts d’aucune sorte, et Lucille se plut à croire que la pugnacité dont elle avait fait preuve au piano avait maté les esprits qui hantaient le manoir.
En fin d’après-midi, Alistair, qui prit place face à elle dans le grand salon, la trouva étonnamment ragaillardie.