Le fil invisible : ce qui relie les trois romans de Manchette–Niemiec

Par Sébastien Manchette

Alabama 1963, America[s], À l’ombre de Winnicott. Trois histoires très différentes de par leurs genres, leurs tons, leurs ambiances et les époques dans lesquelles elles se situent, mais qui, si l’on y regarde de plus près, se répondent étrangement. Trois romans, cinq ans, et déjà des thèmes récurrents, des résonances, des leitmotivs, des obsessions.

En qualité de premier lecteur et en tant que témoin privilégié, je vous propose de prendre un peu de recul, de changer d’angle et de pencher la tête pour voir apparaître quelques-uns de ces motifs récurrents qui ont pu vous échapper.

Premier point commun, et non des moindres : ce sont des femmes qui mènent la danse, voire l’enquête. Dans l’Amérique ségrégationniste des années 60, une femme de ménage et mère courage, Adela, s’obstine à rechercher des fillettes disparues. Dix ans plus tard, une gamine, Amy, aussi écorchée qu’intrépide, se lance dans une traversée des États-Unis pour retrouver sa sœur aînée, elle aussi disparue mais de son plein gré cette fois. Quarante ans plus tôt, c’est une préceptrice, Viviane (veuve, comme Adela…) qui sème la panique dans le manoir de Winnicott Hall. Une femme qui ne reçoit d’ordre de personne et se joue des convenances comme de la mort.
Ces femmes-là n’ont pas besoin qu’on vienne les sauver. Elles prennent le large, à leur manière. À coups d’insolence et de douce obstination.

Dans le sillage de ces héroïnes flottent des ombres d’hommes. Des ombres, c’est le mot. Des pères absents, maladroits, déchus. Bud, le privé désabusé, qui a perdu sa fille et noie sa culpabilité dans le whisky. Maurice, le père de Bernice, Elijah et Sid. Un bon père, celui-là, mais parti trop tôt. Le père d’Amy aussi (qui ne porte même pas de prénom), archétype d’échec viril : négligeant, violent, mais également raciste et porté sur la bouteille (comme Bud, tiens…). En chemin, la jeune fille doit se bricoler des figures paternelles de fortune, protectrices et à l’écoute, autrement plus rassurantes que le modèle d’origine, à l’image d’un certain Bruce Springsteen. Et que dire d’Archie, dans À l’ombre de Winnicott ? Lui aime son enfant, mais il est absent. Il est surtout prisonnier de sa pudeur. Une pudeur toute britannique, quoiqu’universelle, qui se dresse entre son fils et lui comme un mur invisible qu’il ne sait comment franchir.

Adela, Amy et George traversent tous les trois une série d’expériences inédites qui bouleversent leurs repères et participent à leur construction.
Au contact de Bud, premier Blanc à franchir le seuil de sa maison, Adela se trouve projetée dans une succession de commencements. Elle conduit une voiture pour la première fois, mène un interrogatoire, apprend à lire, prononce un discours… Et avec chaque découverte, c’est un monde de possibles, longtemps tenu à distance, qui lui apparaît.
Parce que c’est inhérent aux récits initiatiques, Amy multiplie, elle aussi, les découvertes : premier voyage, premier bagel, première nuit à l’hôtel, première virée à moto, premier baiser… Là encore, chaque pas lui ouvre un horizon, chaque nouveauté la façonne.
Quant au petit George, il s’éveille au monde sous nos yeux : première balade hors du manoir, premier goûter à la française, premier contact avec une grenouille, premier dessin, premières joies de la natation… Autant de moments qui jalonnent son année aux côtés de Viviane et qu’il ne doit qu’à sa préceptrice, la première personne à le comprendre vraiment.

Autre écho discret mais significatif : la rencontre avec l’animal sauvage. Chaque roman propose une scène de face-à-face, comme un miroir tendu aux personnages.
Dans Alabama 1963, un renard croise la route du tueur : se confrontent alors deux prédateurs, deux regards, pour un instant suspendu où la nature renvoie l’homme à sa propre bestialité. Dans America[s], un coyote hagard sur une route d’Arizona devient le double égaré d’Amy. Enfin, dans le parc qui entoure Winnicott Hall, Viviane observe un cerf qui l’observe à son tour depuis l’autre côté de l’étang. Et le temps s’arrête sur les deux rives.
Trois bêtes sauvages, trois moments hors du temps, où l’humain se reconnaît dans l’instinct, la solitude ou la fragilité de l’animal.
Trois rencontres muettes, mais qui en disent long.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, À l’ombre de Winnicott, avec ses fantômes et sa médium, n’est pas la première incursion de ses auteurs dans le domaine du surnaturel. Souvenez-vous, Alabama 1963 comportait déjà des éléments fantastiques de par le personnage de Gloria, une vieille dame farfelue de prime abord, mais dont les visions prémonitoires laissaient entrevoir des vérités que la raison peine à saisir. Rappelez-vous également cette séance de transe chez les hippies, dans America[s], où une jeune femme, dans un état second, déterminait l’animal totem d’Amy. Un animal qui n’allait pas manquer de surgir comme un présage au moment le plus sombre de son périple.

En y regardant de plus près, un lieu revient dans chacun des romans de Manchette-Niemiec : l’église. Ainsi, Adela ne manquerait l’office pour rien au monde. Un rendez-vous qu’attend aussi impatiemment le petit George dans À l’ombre de Winnicott, bien que l’enfant, lui, soit davantage absorbé par la jolie voix et le parfum de sa petite voisine que par les prêches du vicaire. Notons que le lieu de recueillement se mue parfois en lieu de tension : dans Alabama 1963, les funérailles viennent ponctuer le récit et témoigner de l’avancée du drame. Ou de son enlisement. Et America[s], me direz-vous ? Où Amy se rend-elle dès son arrivée à Los Angeles ? Réfléchissez. Non, pas au Manoir Playboy… Pas tout de suite. Pas dans un diner non plus, ni dans un motel fatigué… Non, c’est bien la porte d’une église qu’elle pousse. Une pause salutaire, pour mieux repartir vers un final aussi jouissif qu’explosif.

Manchette-Niemiec se plaisent à jouer avec les mots… dans différentes langues. Forcément, quand on est traducteurs, on connaît les faux amis et les vrais pièges.
Dans Alabama 1963, une patronne d’Adela se met à discourir sur l’origine latine du mot « nègre » avec une indécence décomplexée. Puis un panneau « White Only » sur la devanture d’une laverie réservée aux Noirs prête à confusion. Quant au pont de Kymulga, lieu de résolution de l’enquête, son nom indien est lourd de sens, tout comme le prénom de la dernière jeune disparue, Faith. 
Dans America[s], une pianiste parle yiddish, langue qu’Amy prend pour du chinois. Des prénoms navajos émergent, avant qu’Amy elle-même se voie attribuer un surnom d’inspiration amérindienne qui inspirera plus tard le titre (bien anglais celui-là) « Born to Run » à Bruce Springsteen. Au manoir Playboy, c’est une imitation d’accent allemand qui arrache à Amy un rire bienvenu.
Et du côté du Sussex ? Héroïne française oblige, on s’exprime parfois « en français dans le texte », note savoureuse à l’appui ! On cause latin aux enfants, on leur apprend le français ou on le massacre dans les salons cossus de Winnicott Hall. La langue devient un terrain de jeu, un révélateur des absurdités et des malentendus. Jusqu’à ce fameux « Kevano », mot breton transformé en soi-disant terme indien dans un petit tour de passe-passe plein d’humour.

Ces obsessions discrètes, ces motifs souterrains, ces refrains cachés sous des intrigues bien huilées, voilà ce qui fait la griffe Manchette-Niemiec. Des romans qui se répondent comme des miroirs déformants, où chaque reflet cache un clin d’œil, une connivence.

Alors, amie lectrice, ami lecteur, la question reste posée : qu’avez-vous vu ? Vraiment vu ?